L’épave

L’épave

Au bord d’un sentier, assis au pied d’un vieux chêne
Plongé dans ces pensées, contemplant les montagnes lointaines
Pierre se remémorait son passé, avec une nostalgie certaine
Sa vie d’avant lui manquait, elle lui semblait tellement plus sereine

Enfant, il était débordant d’imagination, un grand rêveur
Aventures, voyages et découvertes, tout ça lui tenait à cœur
Son plus grand rêve, voler, traverser les contrées, en lui depuis la première heure
Survoler les monts et océans, il aurait tant aimé prendre de la hauteur

Mais la vie en avait décidé autrement, il avait dû se résigner
Comme pour beaucoup, un destin inattendu lui avait été désigné
Dans son patelin natal, il avait été consigné
Pour une vie de travail et d’obligations, il avait signé

Pas de voyage donc, mais quelques rares petites excursions
Avec ses deux amis Coco et Tiloup, fidèles ratiers si mignons
Il faisait occasionnellement de petites virées, grâce à Félicie, leur vieille auto d’occasion
Pas très loin, car son moteur avait toujours été un peu grognon

Pierre l’aimait bien, sa ronchonne Félicie
Mais sa destination préférée à elle, c’était de rester ici
Coco était arrivé plus tard, un sacré coco celui-ci
Quand à Tiloup, plus jeune, il débarqua quelques temps plus tard, à l’époque où son maître découvrît le début de sa calvitie

Notre homme travaillait dur pour le confort des siens
Son automobile demandait beaucoup d’entretien
Il fallait la bichonner, sinon elle ne faisait rien
Heureusement, il pouvait de temps en temps se réconforter auprès de ses chiens

Travailler, manger, dormir, quelques caresses
Ainsi passa leur vie durant plusieurs années, jusqu’à ce que brutalement frappe la paresse
Félicie refusa de démarrer, les mettant aussitôt dans la détresse
Elle suivait pourtant toujours le même régime, son refus d’obtempérer ne venait pas de la sécheresse

Pierre mis tout son cœur pour la réparer, en vain
Puis il eu un pressentiment, comme s’il était devin
Qui fut confirmé, lorsqu’il surprît un certain Sylvain
Au volant de sa compagne, réalité qui le fit basculer dans un immense ravin

Félicie lui avait tourné volontairement le dos, elle l’avait trahi
Pour son choix de partir avec un autre, il ne l’avait pas haïe
Elle était partie à tout jamais, sous ses yeux ébahis
Un immense désarroi, accompagné d’une profonde tristesse l’avaient envahi

L’effet de surprise passé, vint le temps de la remise en question
Coco et Tiloup, attachés à Félicie, avaient fait une suggestion
La moitié de leur vie se ferait avec elle, Pierre faillît en faire une indigestion
Puis il compris que c’était mieux ainsi, et il entama le processus de la digestion

Du temps libre, il en avait du coup, mais sans voiture
Au début, perdu, écrasé par le manque de ses toutous, supporter ça était si dur
Il marchait pour évacuer rages et peines, au hasard des chemins, à très vive allure
Au fil du temps, il s’apaisa, et sa meilleure alliée devint sa paire de chaussures

La marche, la nature, les montagnes, se fut la révélation
Ses rêves d’enfance oubliés ressurgirent, il se rendit comme qu’il en avait fait la renonciation
Son esprit était à nouveau capable de faire de nouvelles créations
Il se rappela alors ses envies de voler, il se passionna pour l’aviation

Depuis sa révélation, Pierre avait dans sa vie installé de nouvelles habitudes
Durant ces semaines en solo, il filait dès que possible vers les sommets, pour prendre de l’altitude
Les autres semaines, il consacrait tout son temps libre à ces ratiers adorés, qui heureusement n’avaient pas changé d’attitude
Il n’était pas toujours disponible, travailler il fallait, mais ses compères comprenaient, il en avait la certitude

Pierre se documentait aussi sur l’aviation, désireux d’apprendre
Il commençait à s’y connaître, du moins, face à lui, un amateur pourrait s’y méprendre
Son rêve de voler et de voyager, il venait de comprendre
Il devait le concrétiser, il le ferait, ça risquait d’en surprendre

Le quadragénaire remerciait tout les jours le destin d’être venu tout boulverser
Même si pendant longtemps, des larmes, il en avait versé
Il était désormais libre et épanoui, n’ayant plus peur avec les autres de converser
Il avait compris que même au fond du seau, il ne servait à rien de laisser sa haine se déverser

La nouvelle routine était en place, mais le destin n’en avait pas terminé avec Pierre
Lui qui avait trouvé son équilibre, entre passions, travail, et ses chiens dont il était si fier
Se retrouva un jour scotché, alors qu’il se promenait sur un chemin de pierres
Ébloui par la beauté d’un petit avion garé là, couvert de poussière

Pour lui, ce fut un véritable coup de foudre
Il en fit le tour, sans oser le toucher, craignant de voir sa féerique vision se dissoudre
Le fuselage, bien que sali, semblait en très bon état, il n’osa pas enlever la poudre
Cette beauté poussiéreuse, se dit-il, c’est mon gâteau préféré, sur lequel du sucre glace on saupoudre

Après avoir fait plusieurs fois le tour de l’appareil
L’homme, redevenu provisoirement enfant, tout les sens en éveil
Retourna chez lui, ne sachant que faire, se disant que la nuit porte conseil
C’est ce qui arriva, le petit avion l’invita à l’adopter durant son sommeil

Pierre décida donc de retourner voir l’avion dès le lendemain
D’abord hésitant, il franchit le pas et sur le métal plaqua ces deux mains
Il resta à s’imprégner de l’objet de ces désirs longtemps, et revint le surlendemain
Derrière lui, un paysan le fixa et lui dit : »si tu le veux, c’est aujourd’hui, pas demain »

Perplexe, Pierre eu la réponse à son interrogation
Le paysan lui expliqua que sa famille possédaient les terres alentours depuis des générations
Que l’engin était posé ici depuis trop longtemps, c’était une aberration
Il ne savait pas qui l’avait abandonné là sans son autorisation
Débarrassez-m’en, s’exclama-t’il, ou je ne tarderai pas à en faire ma collation

Étourdi par cette déclaration, Pierre accepta maladroitement, très gêné
Il n’imaginait pas l’impact de ces mots, ce vieillard, qui était de loin son aîné
Pierre se débrouillerait pour ramener cette épave, plus rien ne pourrait le freiner
Il le nettoierait, ce magnifique bolide, et partout ils iraient se promener

A sa grande surprise, l’appareil démarra au quart de tour et ils s’envolèrent
Il n’en revenait pas, c’était incroyable, comment était-ce possible qu’il soit enfin dans les airs
Un miracle de la vie, après des années de traversée du désert
Il atterrît près de sa maison, bien décidé à reprendre de ce même dessert

Remis ou presque de ces émotions, il entreprît de nettoyer sa nouvelle beauté
En commençant par lessiver l’extérieur, toute les saletés furent otées
Quelques rayures insignifiantes, rien du tout, pour dehors avoir autant mijoté
Dedans, idem, pas possible, ce bijou doit être encore côté

Tout est prêt, c’est l’heure du décollage
Nouvelle virée, même pas besoin de faire du bricolage
L’horizon est bleu, juste quelques nuages en suspends, peut-être tenus par du collage
Félicie est bien loin, avec ce moyen de transport, plus de risque de carambolage

Le paradis à l’état pur, le grand rêveur exulte
Il s’imagine être un héros dans un vieux film culte
Puis soudain, il entend des bruits, à l’arrière, il y’a du tumulte
Une fois posé à terre, il ouvre la boîte suspecte, en sort une catapulte

C’est un chaton affolé, qui visiblement dans cette valise avait l’air de se plaire
Pierre saisit de suite, ça doit être sa maison, en tout cas, ça en a tout l’air
Le fiston à sa jolie Maman, l’Oiseau des airs
Il ne peut rester seul, il se nommera Albert

La famille s’agrandit, il est temps de faire les présentations
Coco et Tiloup viennent participer à la nouvelle dégustation
L’entente est bonne, et malgré quelques petites querelles et jalousies dues à de mauvaises interprétations
L’équipe se soude, et démarre une magnifique cohabitation

Pierre n’est plus seul, il a désormais son Oiseau des airs et Albert, ses nouveaux protégés
Les deux inséparables boules de poils, qui par leur présence le rendent si léger
Gardent le rythme, car leur Félicie tient toujours à les héberger
Décidément, la vie est imprévisible, toujours une surprise prête à emmerger

Pierre, solitaire dans l’âme, profite aussi pour s’offrir des moments privilégiés avec sa nouvelle conquête
Mais un jour, le moteur change de bruit, ça l’inquiète
Il fait quelques ratés, Pierre n’est qu’à moitié surpris, il sent depuis le début qu’il y’a un truc qui cloche chez la coquette
Vite, demi-tour, il est grand temps de mener son enquête

Une fois le moteur ouvert et les parements intérieurs démontés, c’est la Stupéfaction
Pierre découvre que sa belle est rongée de l’intérieur, et qu’elle consomme de l’huile pour supporter la pression
Depuis le début, elle reste digne pour faire bonne impression
Cette fois, la voilà démasquée, ce n’est pas pour rien que son homme l’a trouvée dans l’inaction

Pierre commence à réaliser l’ampleur des dégâts, mais ce n’est que le début des découvertes
Sous les habillages bois, des auréoles vertes
Et sur le châssis, sous le mastic grossier, de larges plaies ouvertes
L’oiseau des Airs aura beau essayer de donner l’illusion du bonheur, Pierre sait maintenant que de blessures elle est recouvertes

Ce n’est pas ça qui l’arrêtera, le vaillant rêveur retrousse ses manches
Il a pris une grosse claque, mais ce n’est que la première manche
Tout les jours il la réparera, du lundi au dimanche
Et dès qu’il sera prêt, il volera toujours plus haut grâce au manche

Quelques semaines intenses de travaux, délaissant ses obligations
Tout semble opérationnel, connecté à la navigation
Pierre lance le moteur, et entend l’approbation
Les efforts sont payants, enfin la récréation
Le bonheur de retour, et les palpitations

Fier de lui, le réparateur se fait une promesse
Cet avion mérite d’être dorloté, il peut faire des prouesses
J’en prendrai soin, cet oiseau est ma déesse
Comme prévu, nous vivrons nos rêves, nous vivrons dans l’allégresse

Au fil du temps, les deux chiens et le chat se sont énormément liés
Ils se donnent rendez-vous tout les jours sous le même peuplier
Ils raffolent des balades aériennes, même s’ils savent que l’avion peut plier
Ils sont rassurés par leur maître, pour eux un pilier

Lors d’une de leur nombreuses promenades, la joie se fait tacler par une forte montée de stress
Des bruits et une odeur très désagréables émanent de leur maîtresse
Elle est incontrôlable, les commandes n’en font qu’à leur tête, disparue la tendresse
A ce moment là, la petite troupe aurait volontiers changé d’adresse

Pierre parvient tant bien que mal à atterrir
Il a eu la frayeur de sa vie, ses amours ont failli périr
Il n’y aura plus de balade avec eux, d’abord elle doit guérir
Il est déçu et énervé, mais il va quand même la chérir

A plusieurs reprises, Pierre croient avoir réussi, mais les échecs se succèdent
Il réussit à voler longtemps, mais sa chère est imprévisible, et ses tentatives de consultation décèdent
Quand il croit que c’est bon, l’avion déraille et lui cède
Il commence à pressentir les pannes, une boule dans son ventre les précède

Il persévère, malgré sa fatigue et son énervement
Il se fait violence, pour ne pas trop penser aux moments complices avec ses animaux qui lui manquent énormément
Il tente de ne pas penser aux marches qui lui permettaient de réagir plus calmement
Il prend sur lui, il veut y croire, parfois il doute, profondément

Une accalmie, serait-ce la bonne, cette fois-ci ?
Il va tenter un long voyage, jusqu’en Croatie
Juste au cas où, une trousse de secours, dans les cieux, pas de pharmacie
Et puis surtout, ne pas oublier de prendre une bonne dose de diplomatie

Le voyage s’est bien passé, les animaux sont à nouveau bienvenus à bord
Plein d’entrain, les passagers félicitent l’avion et collaborent
Vol agréable, tout se passe bien, au premier abord
Mais Pierre est stressé, une stratégie, il élabore

Respiration, méditation améliorent son confort
Il est peut-être con, mais il doit rester fort
C’est bien vu car d’un coup, le moteur crie très fort
Tout dérape à nouveau, inextrémis, le pilote sauve les siens, après de gros efforts

Transports canins prohibés jusqu’à nouvel ordre
Cet avion a du subir trop de traumatismes, sur son tableau de bord, c’est le désordre
Pierre donne tout ce qu’il a, il a envi de mordre
Son rêve n’est pas un cadeau, il lui donne du fil à retordre

Plusieurs vols réussis, puis de nouveaux, des pannes imprévisibles
Dans le cockpit, les bruits sont insupportables, bien qu’invisible
Le contrôleur et ses acolytes voient le manège depuis leur tour, ils trouvent ça risible
Pierre est à bout de nerfs, il considère cet engin comme nuisible

C’est arrivé plusieurs fois, toujours de la même manière
Pierre sort souvent de ses gonds, mais fini par se reprendre, à coup de prières
Il a parfois eu besoin de s’envoyer quelques bières
Il s’est déjà auto-menacé, d’une humeur meurtrière

Il fait beau, le ciel est bleu, les montagnes au loin sont blanches
Pierre les contemple, assis au pied d’un vieux chêne aux lourdes branches
Il n’en peux plus, nostalgique de son ancienne vie, il a très mal aux hanches
Il s’est fait mal en sautant de l’avion, c’est la goutte d’eau, ses émotions viennent en avalanche

L’oiseau ne guérira jamais, il a perdu son temps
Quel imbécile d’y avoir cru, il y serait encore pour longtemps
L’avion ce n’est pas pour lui, et il n’est pas content
Ces doux rêves d’enfant, il les vivra en les contant

L’engin de malheur peut aller au diable, Pierre rentre chez lui
Coco, Tiloup et Albert, blottis les uns contre les autres pour se protéger des premières gouttes de pluie
Le supplient de ne pas abandonner leur Oiseau si cher, et soudain son regard luit
Son sang ne fait qu’un tour, lui aussi aime son Oiseau, sa motivation reluit

Les années ont passé, l’Oiseau des airs est guéri
De par sa volonté, et celle de ces chéris
Maintenant, il vole librement, comme un professionnel aguerri
Et toute la famille prend plaisir à voyager, au dessus des océans, des montagnes et des prairies

Il en aura fallu du temps, il aura fallu en traverser des turbulences
Mais tous ont tenu le choc, il n’y aura pas eu besoin de faire appel à l’ambulance
Pierre s’est forgé une expérience d’excellent pilote, il est parvenu à garder le cap, sa vie a pris la consistance de la succulence
Le bonheur de la petite troupe unies est désormais dans l’opulence

Un jour, par hasard, Pierre a rencontré une personne qui lui a tout fait comprendre
Cette dame avait eu vent du passé de l’avion, qui avait été très loin d’être tendre
Il était passé entre plusieurs mains, toutes plus mauvaises les unes que les autres,sans pouvoir se défendre
Victime des pires cruautés, l’Oiseau n’avait jamais eu affaire qu’à des personnes qu’il aurait fallu pendre
Il en était sorti extrêmement traumatisé, à la limite de voir son âme se fendre

Les soins les plus professionnels auraient permis à l’appareil de voler quelques temps, mais c’est bel et bien l’amour qui l’aura sauvé
Cet homme, avec ses trois fidèles animaux, par leur amour inconditionnel l’avait entièrement rénové
Ils étaient les seuls à avoir utiliser cette méthode, à avoir innover
Et depuis ce temps là, ils passent tout leur temps possible ensemble, à voyager, ou à rester chez eux, lovés

Loïc Otharan
21 Janvier 2023